Haute route des Monts Célestes | ||
Haute route des Monts CélestesLes Monts Célestes ou T’ien-chan (天山) sont une vaste chaîne montagneuse située aux confins du Kazakhstan, de la Kirghizie et de la Chine. On y trouve deux sommets de plus de sept mille mètres qui sont les plus septentrionaux de la planète, le Pobieda 7439 m et le Khan Tengri 7010 m. Et des dizaines de sommets de plus de 6000 mètres, séparés par des immenses formations glaciaires n’ayant rien à envier à celles de l’Himalaya, pouvant atteindre plusieurs dizaines de kilomètres de longueur. Mais contrairement aux montagnes du Pamir plus au sud, ces montagnes subissent un climat assez instable, les journées de beau temps sont relativement rares même en plein été, et peuvent brusquement laisser la place à des averses de pluie ou de neige. À cela s’ajoute le fait que les vallées descendant de ces montagnes sont très peu peuplées — aux rigueurs des hivers locaux se sont ajoutées les vicissitudes de l’histoire communiste — et que le massif est lui même très isolé. Il y a très peu de routes d’accès, des vallées entières sont restées entièrement sauvages, ce qui rend indispensable le recours au seul moyen de transport vraiment adapté à la région : l’hélicoptère de transport de masse. Ces énormes appareils de fabrication soviétique, pouvant transporter jusqu’à trois tonnes de charge utile, sont aujourd’hui utilisés par les armées kazakhes et kirghizes qui louent leurs services pour toutes les expéditions et treks dans la région. Le matériel, le ravitaillement, les porteurs et les touristes : tout est transporté par hélicoptère. Toutes ces conditions font que la région est très peu visitée des touristes et même relativement méconnue. J’ai effectué ce voyage avec l’agence Allibert, mettant ainsi entre parenthèses ma fidélité à Terdav qui proposait il est vrai un voyage bien moins intéressant. Un périple vendu comme « voyage d’exception », qualificatif entièrement mérité par les conditions particulières de ce voyage et par l’isolement, la grandeur et la beauté des paysages, la taille et le caractère exceptionnel du massif ; exceptionnel également le prix, certes justifié tant par les coûteux transferts en hélicoptère que par l’encadrement par un guide de haute montagne français. Toutefois, on pourra déplorer quelques économies de bout de chandelles réalisées par l’agence, la plus flagrante étant le vol via Istanbul durant deux fois plus de temps qu’un vol direct. Également, mais c’est sans doute plus difficile à changer, les carences du prestataire local (surtout au niveau des bivouacs et de la nourriture). Ce voyage a donc débuté par 18h de trajet escale comprise, depuis le début de l’après-midi jusqu’à un atterrissage sur les 6h du matin à l’aéroport d’Almaty (Алматы), la plus grande ville du Kazakhstan mais qui n’en est plus la capitale. Nous n’étions que deux personnes du groupe à avoir emprunté cet avion, et nous n’avons eu le droit qu’à quelques heures de sommeil avant de rejoindre les autres qui nous attendaient pour une visite touristique de la ville. Visite que nous avons effectuée sous une pluie battante. Nous commencerons ici par la cathédrale Zenkov située dans le parc Panfilov en plein centre de la ville. Cette église orthodoxe est encore utilisée de nos jours par l’importante minorité russe de la ville (environ 40 % de la population). Construite en 1904 (sans un clou !), elle fut fermée pendant la période soviétique. Almaty signifie « riche en pommes » et s’appelait jusqu’à l’indépendance (en 1991) Alma-Ata, un contresens stalinien qui signifie « grand père des pommes ». La ville, construite dans une zone sismique, est située à 800 m d’altitude au pied de la chaîne de l’Ala-taou transilien, un contrefort du T’ien-chan dont les sommets enneigés dépassent les 4500 mètres. La sismicité est l’une des raisons officielles du transfert de la capitale à Astana. Un transfert que la guide francophone qui nous accompagnait pour cette visite, de souche russe mais née à Almaty, ne semblait toujours pas avoir digéré. Continuant la visite du parc Zenkov, voici le mémorial à la seconde guerre mondiale et la flamme au soldat inconnu, pur exemple d’architecture soviétique qui continue à être entretenu par les autorités kazakhes. Il est étonnant de constater que malgré l’indépendance du pays, les Kazakhs (et je pense pas uniquement ceux qui sont d’origine russe) continuent de se revendiquer du patriotisme soviétique. Du moins en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale ; la guerre bréjnevienne d’Afghanistan, qui dispose elle aussi de son mémorial dans ce parc Zenkov, est pour sa part beaucoup moins bien acceptée. Terminant la visite d’Almaty, voici son marché : c’est interdit d’y prendre des photos, mais nous n’avons aperçu le panneau qu’après les avoir prises ! Les marchandes sont majoritairement kazakhes, mais on y trouve aussi quelques Russes, principalement autour du rayon charcuterie… On notera aussi le très fourni rayon de boucherie chevaline, une tradition semble-t-il de la région mais à laquelle nous n’avons pas goûté (ce dont je ne me plaindrai pas trop…). La dernière photo a été prise dans le quartier de la mairie (autrefois celui du gouvernement), sur l’un de ses monuments se trouve l’emprunte de la main du dictateur-président Nazarbaïev mais je n’ai pas tout écouté des explications de notre guide. On notera que ce quartier n’est pas le plus animé… Alors qu’il n’avait pas cessé une minute de pleuvoir à verse durant toute cette visite, ainsi que l’après-midi qui a suivi, un temps totalement dégagé nous a permis d’apercevoir le lendemain matin les sommets de l’Ala-taou transilien. La photo a été prise depuis les fenêtres de notre hôtel, on distingue émergeant des arbres, le clocher de la cathédrale Zenkov. Une longue journée de route nous séparait de Karkara, le grand camp de base, point de départ de toutes les expéditions kazakhes au T’ien-chan (Қарқара en cyrillique : on notera les cédilles aux « қ » qui sont une spécialité locale). Journée au cours de laquelle nous avons traversé des paysages de steppe assez dénudés, et franchi quelques cols. Endroit le plus remarquable : le cañon de Tcharin (Чарын) dans lequel nous avons pique-niqué (mais nous avons dû renoncer à nous y balader faute de temps). Très joli, mais malheureusement beaucoup de détritus, proximité de la route oblige. Si nous avons dû abréger la halte de midi, c’est que nous attendait pour la fin de journée une véritable kafkaïerie locale : le passage de frontière. Une halte forcée dont nous avons eu bien de la peine à comprendre les tenants et les aboutissants. Du temps de l’Union soviétique tout était simple : un seul visa suffisait et on pouvait se balader dans toute la région. Mais depuis l’indépendance si chèrement acquise par les potentats locaux, des visas sont nécessaires pour passer d’un pays à l’autre — pas que pour les touristes d’ailleurs, pour les autochtones aussi. Manque de chance, les montagnes du T’ien-chan sont partagées entre plusieurs pays, la Chine et la Kirghizie majoritairement, mais un peu aussi le Kazakhstan ; l’itinéraire de notre randonnée devait se dérouler à part égale entre ces deux derniers pays. Fallait-il donc faire tamponner son passeport à chaque franchissement de crête ? Tout de même pas ! Il n’y a quand même pas un douanier sur chaque col, le pauvre crèverait de froid ! Alors, pourquoi exiger pour ce voyage, un visa double entrée kazakh et un visa simple entrée kirghize ? En fait tout simplement parce que la route d’accès à Karkara passe en Kirghizie. Sur quelques kilomètres seulement, mais ça suffit pour qu’il y ait un poste frontière et donc tampon des passeports obligatoires. Oui, mais Karkara c’est au Kazakhstan ? Juste à côté de la frontière il est vrai. Mais sur le dernier pont avant d’arriver et qui permet de repasser de l’autre côté, il n’y a pas de douanier. En clair, il nous a fallu acheter un second visa et faire la queue (plus d’une heure car il y avait un autre groupe devant nous), juste pour ces quelques kilomètres de route, avant de rentrer à nouveau « clandestinement » au Kazakhstan et de faire une bonne partie de trek dans l’illégalité. Sauf que notre guide, lui, s’est trompé dans les dates de son visa kirghize. Impossible pour lui de passer le poste ! Il y avait heureusement un plan B, emprunter une jeep qui menait à Karkara par une piste à peine carrossable, mais sans quitter le territoire kazakh. C’est ce qu’il a fait, ça a d’ailleurs failli mal tourner parce que la jeep en mauvais état a manqué de peu l’accident. (Ci-dessus les contreforts du T’ien-chan à proximité de Karkara. Ces neiges ne sont pas éternelles, il s’agit des restes des précédents jours de mauvais temps). Karkara : un passage quasiment obligé pour qui veut se rendre dans les Monts Célestes. Sur une verte prairie à 2200 m d’altitude, au pied des premières pentes du massif, un étonnant alignement au cordeau de tentes familiales toutes identiques. Quelques commodités, et un réfectoire commun où de jeunes serveuses kirghizes s’activent. Le tout dirigé d’une main de fer par le tout-puissant patron de l’agence, Kazbek Valiev, une sommité paraît-il au Kazakhstan dont il fut le premier citoyen à gravir l’Everest, il y a tout de même quelques années de ça. Rendre possibles des expéditions et des treks dans les Monts Célestes, avec l’altitude, le climat, l’étendue du massif, l’isolement, les frontières, les glaciers, gérer les rotations quotidiennes d’un énorme hélicoptère, recruter des porteurs, assurer la logistique… cela requiert toute une organisation, pour ne pas dire une mafia. À plusieurs reprises nous nous rendrons compte de l’opacité qui semble régner dans les rouages de cette agence, du peu de prise que sembleront avoir les simples suggestions que nous pourrons émettre. Nous apercevrons Valiev à plusieurs reprises (notamment à chaque passage de l’hélicoptère), mais notre guide français Phlippe Légier sera le seul à véritablement avoir eu des contacts avec lui, au cours de difficiles négociations systématiquement arrosées de Vodka (et il est clair que de ce côté Valiev possède une bonne longueur d’avance). Nous ne sommes pas partis à pied de Karkara mais avons dû endurer une journée entière de piste dans un camion 6×6. Le genre de bétaillère dont ils sont si friands dans les ex pays soviétiques, d’où il est à peine possible de regarder le paysage. Avant de partir nous avons aussi dû nous plier à un rituel : la pesée des sacs. Ce voyage était très complexe dans son déroulement, nos bagages devant être portés par des chevaux dans un premier temps, puis par des porteurs et enfin être héliportés. D’où un strict contingentement de leur poids ; mais tout le matériel de montagne (piolets, crampons, cordes et affaires chaudes), dont nous n’avions pas besoin au début pour l’acclimatation, pouvait dans un premier temps être laissé à Karkara d’où il serait acheminé par hélicoptère jusqu’au glacier de Semienova (je ne dis pas dans quel état nous avons retrouvé nos affaires, d’ailleurs). Les pentes inférieures des montagnes du T’ien-chan ressemblent beaucoup aux Alpes : de vertes prairies, des forêts de conifères puis des alpages avant d’atteindre le domaine minéral, les glaciers et les neiges éternelles. On ne serait donc pas tant dépaysé que ça n’était la taille du massif, et surtout le caractère sauvage des lieux : on ne trouve aucun chalet dans ces vallées, qui sont presque entièrement vierges de toute présence humaine (il faut dire que l’hiver il fait -30°C par ici !). Quelques rares nomades kirghizes habitent toutefois ces montagnes au cours des mois d’été. Ils vivent dans des yourtes, élèvent des troupeaux, fabriquent des yaourts et du fromage de chèvre… qu’ils offrent aux touristes de passage. Leurs enfants savent monter à cheval dès le plus jeune âge (avant de savoir marcher disent certains), c’est l’un des fondements de la culture kirghize. Nous verrons deux ou trois yourtes par la suite durant le trek, dont une seule habitée, celle de ce premier jour. Il semble qu’il y ait beaucoup moins de nomades que par le passé, Staline, mais également sur le versant chinois la Révolution Culturelle, s’étant occupés d’eux. Nous quittons bientôt la vallée de la rivière Karkara, et avec elle le tracé de la frontière kazakho-kighize (que nous avions été amenés à couper une bonne demi-douzaine de fois dans la matinée !). Alors que nous nous enfonçons maintenant dans le territoire kazakh, nous tombons bientôt sur un improbable poste de police. Les palabres durent une bonne demi-heure : vont-ils accepter que nous n’ayons pas le bon tampon, et qu’accessoirement nous n’ayons pas tous le même tampon ? Je voyage encore avec un passeport d’avant le 11 septembre 2001, vieux modèle, pas optique, pas biométrique, et ne s’ouvrant pas dans le même sens que les autres : il est clair que cela les intrigue ! La piste devient plus difficile l’après-midi, le camion doit plusieurs fois traverser le torrent à gué. Nous arrivons finalement à notre premier camp, Kokjare, situé à 3000 mètres d’altitude environ. Les tentes ont déjà été montées par les muletiers qui assureront les jours suivants le transport de nos bagages. Mais il y a un problème : aucun matelas n’a été prévu, et Allibert ne nous avait pas dit d’apporter les nôtres. Philippe a dû écrire à Kazbek avant que le chauffeur ne reparte, et le problème a été résolu le lendemain par l’acheminement de matelas… en hélicoptère ! (je n’ose imaginer combien cela à pu coûter !). Afin de nous mettre en jambes, et comme nous n’avions pratiquement pas encore marché, notre guide nous a proposé une petite montée sur un monticule herbeux surplombant le camp, à 3200 m environ. Pas de sentier bien évidemment… et un rythme soutenu ! Alors que nous n’étions guère acclimatés. Il est clair que j’étais tombé dans un groupe de sportifs ! La journée du lendemain s’est avérée moins physique en comparaison. Nous avons commencé par l’ascension d’un col, celui de Koubergienty (Кубергенты), 3560 m d’altitude environ. La montée est assez douce, suivant le fond d’une vallée herbeuse jusqu’à la pente finale. Le beau temps de ces deux derniers jours perdurait, ce qui nous a permis de bénéficier de l’un de nos plus beaux panoramas sur la chaîne du T’ien-chan central, ce monde de rocs et de glace vers lequel nous allions petit à petit nous diriger. J’ai passé des heures, une fois rentré à Paris, à tenter d’identifier à l’aide de cartes et de Google Earth, tous les sommets visibles sur cette photo (ainsi que de nombreux autres) : voir le résultat en note. Les deux « 7000 » du massif sont tous deux visibles sur la photo. Le Khan Tengri, 7010 m, est la pyramide presque parfaite située sur la gauche : nous aurons l’occasion de le revoir à maintes reprises, et de beaucoup plus près, au cours de ce voyage. Tel n’est pas le cas par contre du pic Pobieda (Пик Победы), 7439 m, point culminant des Monts Célestes situé sur la frontière kirghizo-chinoise. Il émerge ici à peine des nuages, mais c’est la seule fois de tout ce voyage où nous aurons l’occasion de l’apercevoir. La suite de la journée a vu le premier conflit entre notre guide Philippe et les membres de l’organisation locale. Ces derniers souhaitaient que nous attendions au col le passage des muletiers, très en retard après le démontage du premier camp. Ce à quoi notre guide s’est refusé, préférant repartir tout de suite. Au lieu d’emprunter l’itinéraire normal de redescente, les locaux nous ont alors entraînés sur un parcours de crêtes, d’un intérêt assez limité : il était évident que le seul but était de nous retarder. Plusieurs personnes du groupe ont râlé, et nous sommes finalement redescendus pour pique-niquer, ce qui a permis aux muletiers de nous rattraper. Pourtant l’étape était loin d’être terminée, restaient encore quelques traversées de torrent à gué ainsi qu’une remontée sur l’autre rive et une assez longue progression en balcon. Le tout avant de rejoindre le second camp, Tiouk Kopak (Туюккокпак), aménagé en bordure de rivière. La journée suivante est à retenir comme étant la journée des gués : pas moins de quatorze traversées de torrent, toutes concentrées dans la matinée ! J’avais par chance emporté de très bonnes sandales de randonnée. En général ce genre de petit désagrément déplaît beaucoup aux touristes… Le guide m’a donc demandé le décompte exact afin de le faire inscrire dans le programme, j’espère que je ne me suis pas trompé ! Au confluent avec la vallée d’Ulken Kolpak (Улькен-Кокпак), nous sommes au point le plus bas du trek : 2207 m. C’est une vallée plus large, desservie par une piste de 4×4 qui aboutit à une sorte de datcha (un peu dans le genre de celle d’Artouch au Tadjikistan). Nous avons été très surpris d’apercevoir, assez haut dans les alpages, un véhicule en train d’escalader une pente assez marquée. Soudain a éclaté un coup de feu, avant que la voiture ne redescende la pente à toute allure pour rejoindre la datcha en quelques minutes. Apparemment, le passe-temps favori des gens du coin, c’est la chasse à la kalachnikov ! Du moment qu’ils ne nous prennent pas pour des lapins… Ce n’est pas très visible sur les photos, mais le temps s’est momentanément couvert pendant cette journée. Nous nous sommes dépêchés de terminer notre pique-nique, et avons même enfilé nos capes de pluies. Mais fausse alerte : le soleil est revenu au bout de quelques minutes et l’orage a éclaté plus loin ! La météo des Monts Célestes est vraiment quelque chose d’imprévisible, nous aurons d’autres occasions de nous en rendre compte. L’étape du jour était relativement courte, contrairement à la précédente. Arrivés assez tôt au camp de Buzunbay (Бузунбай), nous y avons eu loisir de prendre un long goûter… et même d’aller nous laver dans le torrent ce qui (du moins en ce qui me concerne…) était loin de se produire tous les jours. Et puis il y a eu la soirée : un morceau d’anthologie cette soirée ! Nos muletiers avaient organisé une petite animation pour fêter… en fait je ne sais pas trop quoi (l’autre groupe, celui de Terdav, qui suivait le même itinéraire que nous pendant la première semaine, avait fait la fête le soir précédent). Donc ça commencé par l’allumage d’un grand feu, en amassant un très gros tas de bois enflammé avec un bidon d’essence… sans doute un peu dangereux mais on fermera les yeux, et puis ces ex-Soviétiques en ont vu d’autres ! Ensuite, accompagnés d’un tam-tam improvisé, l’équipe a chanté des chants folkloriques agrémentés de quelques danses. Bref, le genre de divertissement à l’intention des touristes dont il est rare qu’on y ait pas le droit au moins une fois dans un trek, et ce quel que soit le pays au quatre coins du monde. Très classique aussi, le fait qu’après l’exécution d’une demi-douzaine de chants ils nous suggèrent, à notre tour, d’interpréter des airs traditionnels français. C’est souvent assez piteux, parfois certains (un ou deux !) s’essaient à Frère Jacques ou à Au clair de la lune ; d’autres ressortent une chanson à la mode il y a vingt, trente ou quarante ans (les générations sont souvent assez mêlées dans les groupes…), style Brassens ou Charles Trénet ; mais il n’ y en a en général qu’un qui connaît les couplets et les autres se contentent d’ânonner le refrain. Bref, c’est là qu’immanquablement il apparaît comme une évidence que, décidément non, nous Français, nous ne sommes pas un peuple de musiciens.
Mais là où la soirée a pris un tour pour le moins inhabituel, c’est lorsque se sont piqués deux ou trois d’entre nous de chanter… la Marseillaise ! Ils ont osé ! Ceux qui ne chantaient pas se tordaient de honte… Un tel chauvinisme n’allait-il pas heurter nos hôtes ? Et puis, qu’allait en penser l’autre groupe de Français, celui de Terdav, qui campait à deux cents mètres à peine ? Enfin bref. Mais ce qui m’a le plus étonné a été la réaction de nos accompagnateurs. Ayant parfaitement compris de quoi il s’agissait, et une fois que nous eûmes terminé, tous sans exception se sont levés, au garde-à-vous, pour nous exécuter avec brio l’hymne national kirghize. Et il n’y avait pas photo : ça c’était un chant patriotique ! Eux au moins ils y croyaient ! Tandis que nous… Enfin bref, mais je crois que c’est vraiment ça qui m’a in fine mis le plus mal à l’aise. Une autre journée facile nous attendait le lendemain, où nous n’avions qu’à suivre le fond de la vallée de Buzunbay où avait été établi le camp. Quelques yourtes désertes dans cette vallée, mais également une ferme habitée, vendant un excellent fromage de chèvre. On passera toutefois sur les abords peu ragoûtants de ladite bâtisse. Plus haut dans la vallée se trouve la lac de Karakol (оз. Караколь). Ce nom (qui doit signifier eau noire) se retrouve dans maints endroits d’Asie centrale. Ce lac ci est assez remarquable, notamment à cause de la géologie des environs (du granite rose). Avant d’arriver au lac, il faut cheminer parmi les hautes herbes (notre guide a dû faire la « trace »). Il n’y a plus de torrent, celui-ci semble couler dans le sous-sol, sous des épaisseurs d’éboulis. La vallée de Buzunbay se termine par un pic enneigé d’où descend un joli petit glacier. On sent que les choses sérieuses approchent ! Pourtant, ce glacier semble tellement insignifiant à l’échelle du massif qu’aucun nom n’en est porté sur les cartes. Le temps s’est gâté dans la soirée et nous n’avons pas échappé à l’orage, comme le montre l’une de mes photos. Mais cela n’a pas empêché les plus fanatiques de notre groupe de repartir en fin d’après-midi pour une montée supplémentaire au-dessus du camp, ce dont je me suis pour ma part abstenu (et il paraît qu’ils n’ont rien vu). Nous avons franchi le lendemain un col à 3800 m environ, pour lequel il ne semble pas exister de nom. Ce col permet de déboucher dans une vallée assez sauvage, en bas duquel se trouve un autre lac, le lac Akkol (оз. Акколь), près duquel nous camperons le soir. De ce col il est à nouveau possible d’apercevoir quelques sommets du T’ien-chan central, et notamment le fameux pic de Marbre (6145 m) que nous aurons l’occasion de revoir de beaucoup plus près. L’ascension sa paroi ouest, balayée par les chutes de séracs, constitue un défi d’alpinisme auquel quelques fous se sont bien évidemment attaqués ! La dégradation du temps est visible sur la précédente série de photos. Et cela ne devait pas s’améliorer le jour suivant. Nous nous sommes levés sous une pluie battante, et avons, non sans hésitations d’ailleurs, quitté le camp du lac Akkol dans les mêmes conditions. Une pluie qui s’est du reste assez vite transformée en neige alors que nous montions, tandis que le brouillard ne s’est pas levé un seul instant. Au programme de ce jour, le col d’Achutor (Ашутор), altitude 3700 m environ, un col lui-même surmonté d’un dôme de pierrailles du même nom duquel on peut jouir, en théorie bien évidemment, d’un exceptionnel panorama sur toute la chaîne des Monts Célestes. Nous avons bien évidemment fait une croix sur le dôme et nous sommes contentés de franchir le col. Mais c’est à l’amorçage de la descente que les choses se sont corsées. Le dôme d’Achutor se trouve en effet au carrefour de plusieurs vallées, dont la topographie est assez complexe (on le voit bien dans Google Earth !). Lorsqu’on y passe dans le brouillard, se pose la question du choix de l’itinéraire de descente et la chose est loin d’être évidente. Qu’à cela ne tienne, l’accompagnateur local qui ouvrait la marche s’est engagé sans hésiter dans un couloir qui s’ouvrait devant nous. Nous avons descendu environ d’une centaine de mètres ; mais il paraissait évident, à moi qui possédais un GPS, que cette voie nous ramenait droit sur le col que nous avions franchi la veille, et il était donc peu probable qu’il s’agisse de la bonne. J’ai fait part de mes doutes à notre guide français Philippe qui a rapidement partagé mon avis, et qui nous a fait remonter pour nous engager ensuite sur le bon itinéraire, qu’il a trouvé d’ailleurs non sans peine. Mais il a été très difficile de convaincre l’accompagnateur local qui, à l’instar de bon nombre d’Asiatiques ou du moins de la mentalité qu’on leur prête, refusait de reconnaître son erreur. Ce n’est qu’un peu plus tard, lorsque les muletiers nous ont rattrapés (avec le pique-nique !), que la chose a été définitivement tranchée (le chef des muletiers, plus âgé que le reste de la troupe et qui voyageait d’ailleurs sur le dos d’une mule, semblait être le seul qui connaisse véritablement le terrain). Le camp d’Achutor où nous avons dormi ce soir là, marquait la fin de la première partie de ce trek, la mise en jambe en moyenne montagne. Déjà au fond de la vallée était visible un important glacier blanc, épisodiquement éclairé par un rayon de soleil, et qui semblait marquer la porte d’entrée de ce monde minéral vers lequel nous allions maintenant nous rendre. Et c’est également cette seconde partie qui allait marquer le caractère atypique de notre voyage. Car les mules qui avaient jusqu’alors transporté nos bagages, ne pouvaient en aucun cas continuer sur les glaciers. Elles allaient donc être remplacées par des porteurs. Une bonne quarantaine de porteurs allait être nécessaire (alors que nous étions seulement neuf dans le groupe, sans tenir compte du guide). Des porteurs qui allaient arriver jusqu’à nous pas le moyen le plus commode pour rejoindre le camp d’Achutor… l’hélicoptère ! Donc le lendemain matin, après une attente d’une heure environ et malgré un temps encore incertain (quoique pas aussi catastrophique que la veille), nous avons tout d’abord entendu le bruit, puis plusieurs minutes après, vu apparaître un point noir dans le ciel, qui a contourné plusieurs montagnes avant de grossir très rapidement puis de se poser dans la vallée à une centaine de mètres de notre camp. Cette énorme engin militaire de fabrication soviétique peut transporter plusieurs tonnes de charge utile. À l’avant de l’appareil se trouvait notre vieille connaissance Kazbek Valiev. Plusieurs minutes sont nécessaires à l’arrêt total de la rotation des pales, ce après quoi les portes se sont ouvertes pour débarquer les porteurs et le matériel. Un article de la revue Trek Magazine (publié juste avant notre départ et qui décrivait précisément ce voyage !) décrivait en détail cette scène, en particulier les porteurs à la mine selon lui « patibulaire ». Un adjectif qui avait beaucoup stimulé l’imagination de la gent féminine de notre groupe… En tout cas, et conformément à la description du magazine, tous ces porteurs étaient très jeunes, ils s’agissait en général d’étudiants de Bichkek (la capitale kirghize) ayant choisi cet emploi estival pour financer leurs études. Notons que plusieurs d’entre eux n’étaient pas kirghizes de souche mais russes. Autre caractéristique, et sur ce point l’article avait parfaitement raison, leur manque d’habitude de la montagne et surtout leur absence totale d’acclimatation à l’altitude (le camp d’Achutor est à 3125 m environ et nous allions encore monter). Ajoutons à cela leur charge, 30 kg environ par porteur. Des conditions assez extrêmes auxquelles ils allaient devoir s’adapter avec plus ou moins de facilité. Heureusement l’étape de ce jour était relativement courte, afin justement de leur permettre de s’adapter. Nous avons démarré en fin de matinée puis nous sommes très vite arrêtés pour pique-niquer. Les porteurs, eux, démarraient un par un, au fur et à mesure que leurs charges avaient été assemblées et pesées. Résultat, ils se sont très vite retrouvés éparpillés sur toute la longueur de l’étape, leurs disparités de niveau n’arrangeant pas les choses. Le fait est en outre que la quasi totalité d’entre eux sont partis bien après nous. Après une première partie en plat au fond de la vallée, l’étape comprenait une montée, relativement modeste mais complètement hors sentier, franchissant en outre des éboulis de gros blocs. Même pour nous le passage n’était pas totalement aisé, mais il va sans dire que pour les porteurs chargés de 30 kg la chose tenait de la gageure. Certains d’entre nous, sans doute plus que moi enclins à faire étalage de leur altruisme, ont tenté de les aider dans les passages les plus difficiles, mais ils se sont immédiatement heurtés à un refus net de leur part. Nous avons rapidement compris que ces refus, qui se sont répétés tout le long du voyage, ne tenaient pas uniquement à leur fierté et à leur culture mais aussi à des instructions explicites qu’ils avaient reçues. Ordre leur avait clairement été donné d’avoir le moins possible de contacts avec nous (sachant de toutes façons que la barrière de la langue n’arrangeait pas les choses, très peu d’entre eux, en dépit de leur qualité d’étudiants, étant capables de s’exprimer en anglais). Nous avons de ce fait et pour un certain nombre d’autre choses, ressenti l’impression d’avoir en face de nous une structure de type mafieux. Lorsque nous sommes arrivés au camp de Nadejda (Надежда, alt. 3606 m env.), quelques tentes avaient déjà été montées par les rares porteurs nous ayant précédés. Quelques sacs étaient également là, mais pas tous (et il n’y avait pas non plus encore la tente mess). L’orage a éclaté peu après, nous nous sommes réfugiés dans une tente le temps qu’il passe. L’idée de certains d’entre nous de redescendre pour soulager les porteurs les plus en difficulté, s’est heurté à un refus catégorique des organisateurs. D’autres porteurs plus en forme sont finalement redescendus les aider, et tous sont (en tout cas ce soir là) finalement arrivés plus rapidement que nous ne l’avions craint. La météo n’a pas été bonne pendant la nuit. Lorsqu’il m’a fallu me lever vers minuit en raison de l’altitude, la neige tombait dru et quelques centimètres recouvraient déjà le sol. Mais le temps s’est nettement amélioré avant l’aube, et s’est relativement maintenu dans la journée. Une chance : l’étape qui a suivi, l’une des plus sauvages et minérales de ce trek, compte aussi parmi celles qui m’ont le plus plu. Démarrant la journée du camp de Nadejda à 3606 m, nous devions tout d’abord rejoindre le col éponyme à 3900 m. Une montée modeste certes, mais qui comprenait notre tout premier passage sur glacier. Autre particularité de ce col : son positionnement sur la frontière kazako-kirghize. Un point qui était bien précisé sur le programme d’Allibert (« nous sommes en Kirghizie »), et qui paradoxalement avait induit notre guide en erreur, pensant que son visa ne devait courir qu’à partir de ce moment. En tout cas c’était à lui maintenant de passer dans l’« illégalité », pour à peine vingt-quatre heures il est vrai. Le glacier de Nadejda, entièrement recouvert de neige fraîche, est heureusement presque totalement dépourvu de crevasses, même s’il faut faire attention à quelques bédières. Il n’y a qu’en arrivant au col qu’une crevasse s’ouvre brusquement devant nous, j’ai d’ailleurs manqué de ne pas la voir… Une fois au col le panorama ne s’est dévoilé à nous que petit à petit (il nous a d’abord fallu contourner une sorte de lac glaciaire entièrement gelé, une présence du reste assez surprenante à cet endroit). Mais quel panorama ! Devant nous se trouve un gigantesque fleuve de glace, cinq cent mètres de large au bas mot, le glacier de Semienova (Семенова). On n’en aperçoit ni le début ni la fin : seule une toute petite tranche nous en est visible, descendant du massif selon une pente douce mais régulière. De l’autre côté du glacier, nous faisant exactement face, un glacier affluent, qui lui même n’a rien à envier aux principaux glaciers des Alpes. Deux glaciers sans doute recouverts de pierres mais aujourd’hui d’un blanc immaculé, eu égard aux précipitations de la nuit. Et puis au-delà, des sommets, des dizaines de sommets enneigés tous très spectaculaires bien qu’aucun nom ne leur soit attribué sur aucune carte. Le tout dans univers parfaitement minéral, pas un arbre, pas un brin d’herbe n’est visible à l’horizon ; un endroit totalement désert également, pas âme qui vive, pas même un sentier : rien qui ne vienne jamais troubler cette quiétude originelle… si ce n’est, une fois l’an, le passage d’un groupe Allibert ! Arrivés au col nettement avant les porteurs et nous trouvant dans l’obligation de les attendre, nous en avons profité pour monter un peu plus haut, jusqu’à un point à flanc de montagne et presque à 4000 m. La vue sur ce site extraordinaire était de là beaucoup plus complète. Mais cette quiétude des lieux ne devait pas durer très longtemps. Car la troupe des porteurs allait bientôt arriver, et quarante porteurs en pareil lieu, cela fait du monde ! En un rien de temps le sentier de moraine du glacier de Semienova a pris des airs de montée au refuge des Écrins un jour d’affluence… Sauf que tout ce monde n’était là que pour le bien-être des seulement neuf touristes que nous étions. Y penser laissait tout de même une impression un peu bizarre… Ayant atteint les bords du glacier nous avons obliqué vers la gauche pour progresser le long de sa moraine, et ce pendant assez longtemps (longeant à un moment un lac glaciaire). Puis nous sommes passés sur le glacier lui-même. Notre guide Philippe s’est piqué d’une petite mise en garde aux accents pédagogiques : « on fait attention, c’est dangereux de marcher sur un glacier ! ». Certainement justifié, mais tout de même un peu surréaliste dans un pareil contexte… Le camp n’était plus très loin, et situé… directement sur le glacier (comme à Goro I…). Par chance nos tentes avaient déjà été montées par ceux des porteurs arrivés avant nous. Nous avons aussi pu retrouver les sacs avec nos affaires d’alpinisme, initialement laissés à Karkara et que l’hélicoptère avait déposées ici la veille. Mais il avait dû tout jeter sur le glacier sans aucune bâche de protection, car mon sac était complètement trempé… (plusieurs jours seront nécessaires pour qu’il sèche). Mais tous les porteurs n’étaient pas arrivés avant nous, loin s’en faut. Certains d’entre eux étaient encore très loin et n’arriveraient finalement qu’à la nuit tombée, malades de l’altitude, et sans leur charge qu’ils auront confiée à d’autres. Mais, manifestant leur satisfaction d’avoir tous pu franchir ce premier col, les porteurs feront la fête et chanteront jusque tard dans la nuit. Sans égards pour le sommeil de leur clients d’une part, et surtout, sans la moindre anticipation de ce qui allait suivre. Leur avait-on simplement signalé que ce premier col n’était rien à côté de celui qui les attendait le lendemain ? Quand on songe aux circonstances dans lesquelles les choses allaient se passer, on se dit qu’un peu de sommeil préalable ne leur aurait de toute évidence pas nui. Donc lever à 2h30 le lendemain main pour un départ à 3h 30 à la frontale, le plus matinal de tout ce voyage. Départ également encordés : non seulement pour nous mais aussi pour les porteurs. Enfin pour ce dernier point il convient vraiment de relativiser. Nous avions vu la veille au soir, avant l’heure du dîner, ceux d’entre eux qui étaient arrivés et valides sortir des sacs plusieurs cordes : du matériel visiblement tout neuf et très vraisemblablement aussi du premier prix. Ils ont effectué quelques exercices d’encordement, l’ambiance était à la franche rigolade, ils se prenaient en photos (beaucoup d’entre eux possédaient leur petit appareil numérique) et nous demandaient aussi de les photographier ou de poser avec eux. Soit dit en passant c’est l’un des rares moments où nous avons eu un contact un peu chaleureux avec ces porteurs. Bref, au petit matin ils commencent à former une ou deux cordées qui partent derrière nous. Mais le reste de la troupe, on ne le voit pas, et il est clair qu’au camp de ce soir où les porteurs arriveront au compte goutte… absolument aucun ne sera encordé ! Personnellement je reconstitue les choses de la manière suivante : jusqu’à l’année dernière les porteurs n’étaient pas encordés, et de toutes façons les locaux ne comprennent pas pourquoi on s’encorde alors que le glacier n’est pas pentu… Mais au retour du voyage, remplissant leur questionnaire de satisfaction Allibert, les touristes ont écrit que ce n’était pas normal que les porteurs ne soient pas encordés alors qu’eux-même l’étaient. L’incident se reproduisant d’année en année, Allibert a fini par décider qu’il fallait faire quelque chose (vous savez l’étiquette tourisme responsable, truc bidule et j’en passe). Bon, ils ont essayé de faire pression sur l’agence de Kazbek, ce qui n’est pas facile comme on le sait, ladite agence a traîné les pieds (qu’est-ce qu’ils sont pénibles ces Français), finalement et contre espèces sonnantes naturellement, ils ont consenti à acheter des cordes pour les porteurs, cordes qui n’ont du reste pas dû les ruiner… Donc, on s’encorde pour leur faire plaisir et puisqu’ils paient pour ça, du moins tant qu’ils n’ont pas le dos tourné ! Le programme de cette journée : le franchissement du col de Semienova, 4400 m environ, par un itinéraire entièrement sur glacier mais en pente assez douce. Puis, descente sur l’autre versant (à nouveau au Kazakhstan), dans une vallée qui passe au pied du pic de Marbre. Nous camperons au milieu de cette descente, sur la moraine à 4100 m d’altitude environ. La montée n’a pas été très facile. Il y a eu d’abord la météo, peu engageante, les étoiles qui étaient au départ visibles ont rapidement disparu et l’essentiel de la progression s’est effectuée dans un brouillard intermittent, la plupart des sommets étant couverts. Et surtout, l’état de la neige, absolument épouvantable, des passages durs alternant sans crier gare avec des croûtes friables sous lesquelles on pouvait s’enfoncer de plusieurs dizaines de centimètres. Des trous qui pouvaient à l’occasion dissimuler une crevasse. C’est la cordée menée par Philippe, dont je faisais partie, qui a pris la tête en passant devant les porteurs et les guides locaux, et donc c’est notre guide a fait la trace pour toute la montée (ainsi que la descente) ce qui a été pour lui une véritable épreuve. Il a toutefois réussi, quoique n’étant jamais venu ici, à rejoindre le col malgré le brouillard et l’état du terrain, s’aidant pour se guider de son GPS ainsi que de son expérience pour deviner et contourner les crevasses. Au grand dam des locaux qui auraient bien aimé passer devant afin de prouver que c’étaient eux les « patrons ». Quelques photos prises au col ainsi qu’au cours de la redescente. On peut remarquer ce porteur décordé, ce dont personne ne semble avoir cure. Le glacier par lequel nous sommes redescendus s’appelle le glacier de Bayankolski. Nous en avons rejoint la rive gauche dès que cela a été possible, nous décordant puis pique-niquant avant de terminer l’étape sur la moraine. Le camp n’était en fait plus très loin (4100 m d’altitude). Mais l’installation dans ce camp n’a pas été immédiate… Lorsque nous y sommes arrivés, les quelques porteurs qui nous avaient précédés avaient déjà déposé la plupart de nos bagages, et monté quelques tentes. Mais pas toutes, il en manquait trois (ainsi que la tente mess). La météo s’est assez vite dégradée dans l’après-midi, nous avons dû nous réfugier dans les tentes disponibles en attendant que l’orage passe (un orage de neige, je n’avais jamais vu ça avant de venir dans les Monts Célestes !). Puis le temps s’est à nouveau dégagé, notre trace de descente de la matinée était à nouveau intégralement visible à partir du col. Et en observant cette trace, nous y avons repéré un étrange point rouge dont nous avons pu par la suite confirmer la nature à la jumelle : une tente avait bel et bien été montée là bas, en plein milieu du glacier ! En fait l’un des porteurs, celui justement qui transportait les tentes, s’est estimé trop fatigué pour rejoindre le camp ce soir là et a donc monté une tente pour passer la nuit là haut. Mais nous n’avons eu cette explication que le lendemain ; lorsque dans la soirée, après plusieurs heures où nous étions restés dans l’expectative, l’un des responsables de l’équipe locale s’est simplement contenté de nous expliquer dans un anglais sans doute peu académique que one porter is missing, nous avons tous interprété que le porteur en question était porté disparu (d’où au sein du groupe des élucubrations stériles pendant toute la soirée…). Le porteur arrivera finalement avec ses tentes le lendemain en début de matinée… ce qui nous vaudra de passer une seconde nuit au même endroit, utilisant l’une des journées de sécurité prévues au programme, et que nous avons passée en sieste et en tarot. Nous avons eu une surprise à notre réveil le deuxième jour : grand beau temps ! Comme quoi la météo peut ici être capricieuse dans tous les sens. Nous allions au cours de cette journée descendre le long du glacier Bayankolski ouest jusqu’à la base de celui-ci, au camp de base de Bayankol (Баянкол), un point de départ assez fréquenté pour gravir plusieurs sommets du T’ien-chan à partir du Kazakhstan. Cette descente, en balcon sur des pentes parfois assez raides, se terminait par une traversée de torrent qu’appréhendait particulièrement notre guide : l’année passée, son prédécesseur avait dû installer une tyrolienne pour faire traverser le groupe (après s’être lui-même jeté à l’eau). Pour cette raison, il a essayé de nous faire lever tôt pour pouvoir franchir le passage avant que l’eau ait trop monté ; mais l’équipe ne s’est pas montrée trop coopérative pour nous réveiller. J’ai pris énormément de photos au cours de cette descente… Ce fameux passage de torrent s’est terminé en pétard mouillé : le niveau de l’eau était beaucoup plus bas que l’année précédente et — malgré notre lever un peu tardif — tout le monde, porteurs compris, a pu passer sans corde en relevant juste un peu le bas de pantalon ! Et dire que notre guide en faisait des nuits blanches depuis plusieurs jours… Le camp de Bayankol n’était plus très loin, au carrefour de deux vallées et à 3250 m d’altitude. Nous avons eu là le sentiment de retrouver une (relative) civilisation : quelques tentes qui n’étaient pas les nôtres (trois alpinistes tchèques en partance pour l’ascension des pics Bayankol et Kazakhstan… et qui ont un peu dû se sentir un peu envahis par notre arrivée). Et puis, comble du luxe en ces parages, une passerelle permettant de franchir le dernier torrent à pied sec ! Par contre pour ce qui est de la toilette, il ne fallait pas trop en demander… Heureusement le temps était très ensoleillé et le torrent pouvait très bien faire l’affaire. L’après-midi, notre guide nous a organisé un petit extra pour aller admirer de plus près la fantastique muraille de rocs et de glace qui nous dominait maintenant totalement. Et une fois n’est pas coutume, j’ai participé à cette excursion, ayant d’ordinaire plutôt l’habitude de me cantonner au programme officiel. Je ne l’ai certes pas regretté, mais je dois avouer que le rythme, bien plus soutenu que d’habitude dans ce trek (environ 400 m/h de montée pendant une heure, au-delà des 3000 m) était un peu limite pour moi. Nous avons monté le long d’une butte qui est aussi un contrefort lointain du pic Kazakhstan (c’était d’ailleurs l’itinéraire que suivraient les alpinistes tchèques). La vue rapprochée que l’on avait de la paroi du pic de Marbre était quand même magnifique. Le lendemain, par une journée radieuse, nous avons effectué une balade aller-retour jusqu’à un col à environ 4000 m situé sur la frontière chinoise (col appelé de ce fait « col Chinois » sur les brochures des agences de voyages, j’ai aussi trouvé le nom de col Kitaiski mais l’authenticité de ce dernier serait à confirmer). Une très belle balade de moyenne montagne mais dans un environnement glaciaire, et se terminant dans la neige avec une vue magnifique sur le très sauvage versant chinois de la chaîne. Notons que le voyage de l’année passée (décrit dans Trek Magazine) n’avait pas pu effectuer cette excursion en raison du mauvais temps. Le sentier du col Kitaiski est balisé de cairns et assez bien marqué, en tout cas bien plus que ce à quoi les parages nous ont habitués. Et contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, il quitte assez vite les éboulis et la moraine pour gagner une verte prairie qui occupe la partie supérieure du versant. Ce n’est que pour la montée terminale, juste avant le col, que l’on retrouve les cailloux. Étant arrivés sans trop de peine au col, notre guide a décidé de continuer un peu. Nous avons suivi la crête vers la droite (donc en direction des hauts sommets), sur 200 mètres de dénivelé environ (jusqu’au pic Obzorni (Обзорный), ce nom étant là aussi sujet à caution). Nous étions sur la frontière kazakho-chinoise, nous avons même poussé de quelques mètres à l’intérieur du territoire chinois (à la descente notamment, le temps de se laisser glisser en ramasse sur le névé) ; naturellement, sans posséder de visa, mais point de garde rouge posté là pour nous tirer dessus ! Néanmoins, il paraît qu’il ne vaut mieux pas s’amuser à rentrer véritablement en Chine par la montagne et sans visa (ce serait la prison assurée…). Ne possédant aucune carte du côté chinois, je ne saurai dire comment se nomme ce magnifique glacier ci-dessus (qui a d’ailleurs dû bien reculer, cela se voit à vue d’œil !). Il en est de même pour ce sommet que l’on pouvait apercevoir dans le lointain et qui semblait assez élevé (environ 5700 mètres d’après des recherches sur Google Earth). Également visible pendant la montée au pic Obzorni (pas du haut il me semble), cette fois-ci côté kazakh et parfaitement identifiable : le Khan Tengri (7010 m) dont le sommet dépasse tout juste de la crête du Karlytau. Nous n’avions pas encore eu l’occasion de le voir de si près. Nous n’avons pique-niqué qu’une fois redescendus en contrebas du col. Puis nous avons fait la sieste avant d’achever la descente, sans problème mais alors que le temps commençait à se couvrir. Ce n’est qu’à environ un kilomètre du camp, alors que ce dernier était en vue, qu’est venue la surprise. Nous avons soudain entendu puis aperçu dans le ciel l’hélicoptère de Kazbek, lequel s’est posé, puis a redécollé avant que les plus rapides d’entre nous aient eu le temps d’approcher. Nous avons craint d’avoir été abandonnés, laissés seuls dans la montagne ! En fait étaient restés au camp l’un des guides locaux ainsi que la cuisinière (laquelle a de ce fait reçu un pourboire bien plus avantageux qu’elle ne l’eût mérité et que nous avons ensuite regretté). Mais tous les porteurs étaient partis avec la rotation. Certes, il était bien prévu que les porteurs repartent par hélicoptère, vu que nous n’avions plus besoin d’eux, ni pour la balade aller-retour d’aujourd’hui, ni pour la troisième partie du voyage, le camp d’altitude et l’ascension vers le Karlytau. Mais on nous avait expliqué qu’ils seraient héliportés le jour suivant, par la même rotation que celle qui devait nous emmener jusqu’au glacier Iniltchek. Et c’est la raison pour laquelle, pensant avoir le temps de le faire le soir, nous n’avions pas encore collecté les pourboires. (Nous avons toutefois constitué une enveloppe par la suite, mais nous ne serons jamais sûrs que son contenu soit effectivement parvenu à leurs destinataires). En tout cas cette histoire confirme, une fois de plus, l’opacité du fonctionnement de l’agence de Kazbek et la volonté délibérée à ce que nous nous mêlions le moins possible des affaires concernant les porteurs. C’est donc le lendemain que commençait la troisième partie de ce voyage, la plus exceptionnelle aussi. D’abord un vol en hélicoptère jusqu’au camp de base nord du Khan Tengri, camp de base construit sur le glacier Iniltchek (Иныльчек), l’un des plus grands glaciers du monde en dehors des régions polaires (70 km environ). Puis, les deux jours suivants, une mini-expédition comportant un camp d’altitude à 4900 m afin de tenter l’ascension du Karlytau (Карлытау, 5450 m) , un sommet secondaire pour le massif mais fantastique belvédère sur la région. Mais le temps s’était couvert ce matin-là, et nous avons craint un temps que le trajet en hélicoptère ne puisse pas se faire. Il n’en a rien été heureusement, le plafond nuageux étant suffisamment haut. L’appareil est tout de même arrivé avec une heure de retard sur l’horaire prévu. Nous nous sommes rapidement engouffrés et assis à l’intérieur (dos au hublot, nos affaires étant disposées devant nous dans l’axe de la carlingue) avant qu’il ne redécolle pour dix minutes de vol à peine. Grâce à mon GPS que j’ai pu laisser fonctionner, je connais l’itinéraire précis que nous avons emprunté, franchissant des cols à l’ouest du pic Semionov et montant jusqu’à une altitude de 5000 m environ. Ensuite nous avons quelque temps survolé le gigantesque glacier Iniltchek nord, avant de nous poser dessus, face au camp de base. Et là c’est quand même le choc. Nous descendons dans la neige poudreuse, au milieu d’un véritable blizzard causé par les pâles de l’hélicoptère. De tous côtés nous sommes entourés de montagnes vertigineuses, totalement enneigées, un monde intégralement minéral. Et puis, face à nous, un peu en hauteur sur la moraine (mais en fait également sur le glacier), quelque tentes : pas de bel alignement comme à Karkara, mais tout de même, assez bizarrement d’ailleurs, des tentes de type familial. Et puis des baraquements à droite et à gauche, certains en ruines d’ailleurs, et… pas mal de saletés. Le tout, dominé par un mat arborant fièrement les couleurs kazakhes. Car nous sommes ici dans une particularité géographique : la partie haute du glacier Iniltchek nord appartient au Kazakhstan, séparée du reste du territoire par des montagnes infranchissables, improbable avancée parmi ces inhospitalières montagnes et dont la seule fonction semble d’incorporer les 7010 mètres du sommet du Khan Tengri afin de donner à cet immense pays de steppes un point culminant qui en soit digne. C’était la toute fin de la saison : les expéditions vers le « roi des spectres » étaient toutes terminées et le camp de base était sur le point d’être démonté puis évacué pour dix mois d’hiver. D’ailleurs, la plupart des tentes avaient déjà été pliées et les deux jeunes femmes russes (dont parlait Trek Magazine), qui avaient assuré le service pendant l’été, repartaient par la rotation qui nous avait amenés : nous n’avons donc fait que les croiser. Notre ascension du Karlytau était la toute dernière expédition à être organisée en cette fin de mois d’août. Une fois atterris nous avons dû rejoindre les tentes en portant nos bagages, franchissant au passage quelques bédières. Le reste de la journée s’est écoulé à attendre… et à manger ! Aucune randonnée n’était prévue ce jour, le départ pour le Karlytau devant s’effectuer le lendemain matin de bonne heure. Mais le gérant du camp comptait sur nous pour finir les restes de nourriture du camp, et il y en avait. Un luxe pour nous inattendu après les chiches dîners qu’on nous avait servis pendant le trek. Les repas se déroulaient non pas dans une tente mais dans un vaste baraquement, dans un coin duquel trônaient trois cuisinières à gaz hors d’âge dont on se demandait bien comment elles avaient pu un jour être apportées jusqu’ici. Leur fonction semblait également de chauffer la pièce. Dans l’arrière-pièce de ce baraquement… il ne valait mieux pas trop aller voir, c’était un bric-à-brac inimaginable, des planches, des déchets divers et variés, des tôles rouillées, les restes sans doute de dizaines d’estivages de ce camp de base. Pour faire tourner la boutique, les hôtesses étant parties, il ne restait plus que le gérant, un homme assez âgé, sorte d’ours des cavernes mais néanmoins assez sympathique, qui semblait avoir passé toute sa vie (ou du moins, tous ses étés) sur ce glacier Iniltchek nord.. C’était lui en tout cas qui a supervisé ensuite le pliage et le rangement… enfin si l’on peut dire. Les installations ont en effet été démontées pendant les derniers jours que nous avons passés ici, les baraquements intégralement mis à terre et le réfectoire déplacé vers la tente mess… la nourriture redevenant de plus en plus frugale au fil du temps. Seules les trois cuisinières sont restées en place, désormais en plein vent pour affronter sans la moindre protection un hivernage qui n’était de toute évidence pas leur premier du genre.
Ce qu’il restait à accomplir de ce voyage était sa partie « expé » : un terme un peu exagéré dans la réalité, mais c’était néanmoins ce que je redoutais le plus. L’objectif était de faire l’ascension du Karlytau (Карлытау), un sommet secondaire sur l’arête du pic de Marbre, altitude 5450 m ce qui n’est donc pas excessif (nous étions très bien acclimatés maintenant) ; néanmoins, étant donné la latitude relativement élevée du massif, l’ensemble de cette course allait se dérouler dans la neige et dans des conditions climatiques (température et vent notamment) parfois assez éprouvantes. L’ascension devait s’effectuer en deux jours, avec une nuit passée dans un camp d’altitude à 4900 m. Pour ce camp nos bagages lourds n’allaient pas nous suivre, nous devrions porter le strict nécessaire pour la nuit. Par ailleurs, il n’y aurait pas d’équipe cuisine, il nous faudrait réchauffer nous-mêmes des plats lyophilisés en utilisant des réchauds d’altitude à gaz. Par chance, nous avons pu effectuer cette course dans des conditions beaucoup plus faciles qu’elles auraient pu l’être. Tout d’abord, il ne nous a pas été nécessaire de porter les tentes, la nourriture ni le matériel de cuisine : l’ensemble avait préalablement été déposé à l’emplacement idoine par une rotation de l’hélicoptère. Par ailleurs, trois locaux présents au camp de base, habituellement employés comme porteurs sur les expéditions au Khan Tengri pour lesquelles la saison était maintenant terminée, allaient nous accompagner pour nous seconder, tant dans le montage des tentes que pour la redescente du matériel. Certaines personnes de notre groupe ont affirmé regretter que de telles facilités nous fussent accordées, mais tel n’était pas mon cas ! La course a commencé par une progression à la surface du très long glacier Iniltchek. Quasiment pas de montée et très peu de crevasses, donc pas de nécessité de s’encorder dans un premier temps ; juste quelques bédières à franchir par endroits. Il y a par contre des kilomètres de marche, à la longue assez éprouvantes (en particulier au retour !). En outre le glacier était recouvert de neige fraîche, obligeant le guide à faire la trace (nettement plus facilement heureusement que sur le glacier de Semienova). Nous avons ainsi progressé jusqu’à la hauteur d’une magnifique cascade de glace, la cascade de glace du Karlytau. Nous avons alors obliqué pour rejoindre la rive droite du glacier Iniltchek, juste en amont de cette cascade. Le glacier était nettement plus tourmenté à cet endroit : il a donc fallu nous encorder puis contourner les dispositifs de crevasses, parfois assez complexes. On notera ici que nos accompagnateurs n’ont pas non plus hésité à s’encorder : il est clair qu’on n’avait plus affaire aux porteurs inexpérimentés du glacier Semienova, mais a de rudes montagnards aguerris par des dizaines d’expés au Khan Tengri ! Ce sont d’ailleurs eux qui ont fait la trace à cet endroit. Une fois atteinte la rive, le terrain quoique recouvert de neige fraîche, n’est plus glaciaire : nous pouvons donc nous décorder. Mais il nous faut maintenant entamer une assez rude montée, l’essentiel en fait du dénivelé de la journée (alors qu’a contrario le plus gros de la distance a déjà été parcouru). Pas de sentier évidemment, il faut monter à même la pente. Pour cela, deux écoles : nous autres touristes à la suite de notre guide, décrivons des lacets réguliers tout en nous efforçant d’éviter les zones les plus enneigées. Les locaux quant à eux montent droit face à la pente, mais ne progressent in fine pas beaucoup plus vite. Peu à peu au fur et à mesure que nous grimpons, la perspective se dégage sur le glacier Iniltchek, magnifique. On distingue aisément les multiples traces parallèles de moraines à la surface de la glace, caractéristiques des confluents glaciaires. À l’issue de cette montée se trouve le (seul) passage techniquement un peu délicat de l’ascension du Karlytau : un petit raidillon de glace à franchir (on aborde à nouveau le glacier à ce moment là). Il n’est heureusement pas très haut, 2 m à peine, et des cordes fixes ont été installées. Nous avons à cette occasion chaussé les crampons, pour la première fois du voyage et — en ce qui me concerne — pour la première fois depuis dix ans. Mais nul besoin des broches à glace et autres « jumars » (poignées autobloquantes) que d’aucuns dans le groupe s’étaient procurés à cette seule fin. Je n’ai malheureusement pas fait de photos du passage proprement dit (sauf à la descente), j’étais, disons, trop occupé… Sitôt passé le ressaut, la pente est beaucoup plus douce et la zone paraît beaucoup plus hospitalière, mais c’est une apparence trompeuse. Car l’endroit est en fait très crevassé, les crevasses étant dissimulées sous une épaisse couche de neige. Une seconde d’inattention consécutive à une prise de cliché, m’aura suffi pour mettre les deux pieds dedans ! Je ne m’enfonce guère que jusqu’aux genoux car la crevasse est très étroite, tellement étroite même que j’ai énormément de mal à m’en dégager, le piolet n’ayant aucune prise en raison de la neige fraîche. Le second cliché montre notre guide Philippe Légier en pleine activité photographique : son réflex numérique devait bien être aussi lourd et perfectionné que le mien. Le camp n’était ensuite plus très loin : les affaires avaient été héliportées bien plus bas que les autres années, à seulement 4750 mètres d’altitude, et ce pour une raison qui a échappé à notre guide. Il faut dire que l’endroit était encore assez crevassé (alors qu’en montant plus haut , au-dessus de la cascade, on aurait retrouvé un glacier plat). Soit dit en passant, il n’y a pas de tente commodités dans un tel camp d’altitude, et on se pose quelques questions (et évite d’aller trop loin) quand il faut sortir la nuit. Lors de l’héliportage, une tente avait été montée (photo) à l’intérieur de laquelle tout le matériel avait été entreposé. Des fanions avaient en outre été posés afin que le camp reste repérable en dépit des importantes chutes de neige. La technique pour monter les tentes est particulière : on n’enfonce pas de piquets, ils n’auraient aucune chance de tenir dans la neige, on utilise donc des sacs plastiques remplis de neige tassée que l’on place au fond de trous qu’il a fallu préalablement creuser à la pelle ; on les entoure d’une ficelle puis on rebouche et l’on tasse. Monter un camp d’altitude est donc particulièrement éprouvant, ce sont heureusement nos accompagnateurs locaux qui s’en sont pour l’essentiel chargés. Pour le démontage, on a le choix entre arracher les ficelles en laissant les sacs plastiques enterrés… ou tout recreuser si l’on tient à préserver l’environnement. Et là il est clair que locaux et touristes n’adoptent pas la même façon de procéder… Une fois les tentes montées, matériel et nourriture ont été répartis entre nous, et chacun s’est installé dans sa tente. Il était assez tôt, midi environ (nous avions démarré le matin vers 6 h 30), mais chacun de nous ne devait plus voir personne d’autre que son compagnon de tente, et ce jusqu’au lendemain matin. Car il n’y a pas de tente mess, donc aucune vie sociale possible. Il s’est du reste rapidement mis à neiger en abondance, ce qui nous a ôté toute velléité de sortir (sans compter le danger de se balader seul dans cette zone crevassée). Une après-midi et une soirée donc passablement ennuyeuses, j’avais heureusement pensé à emporter un baladeur numérique très léger. Il a toutefois fallu s’occuper des deux repas : comprendre comment fonctionnait le réchaud, l’allumer (à l’intérieur de la tente, pas d’autre choix, en évitant naturellement d’y mettre le feu…). Personnellement je n’ai pas de gaz chez moi, j’ai toujours une frousse pas possible des bombonnes de gaz mais il a bien fallu que je m’y colle. Ensuite, ramasser de la neige dehors pour la faire fondre, il faut des litres de neige pour avoir un fond de casserole d’eau chaude. Puis, choisir parmi les aliments lyophilisés à notre disposition, fournis en abondance mais pas toujours de notre goût… Finalement ça occupe. Le départ le lendemain matin était prévu pour 5 h : je me suis efforcé de me réveiller suffisamment tôt (je n’avais pas de réveil) et de préparer seul un frugal petit déjeuner de croûtons de pain, mon compagnon de tente ayant décidé de rester au camp. Mais quand je suis sorti de ma tente, personne n’était levé. Il avait neigé une bonne partie de la nuit, et le temps était couvert. Il paraissait alors évident que nous allions redescendre. Mais tout a changé dans l’heure qui a suivi, les nuages se sont très rapidement dégagés avec l’aube. Le temps a viré au grand beau en l’espace d’une heure à peine ! La météo des Monts Célestes mériterait vraiment une thèse… Du coup, et bien qu’avec du retard par rapport à l’horaire initialement prévu, nous guide nous a suggéré de nous préparer. Il a quand même fallu faire la trace dans 50 cm de neige fraîche : la cordée des locaux s’est relayée avec notre guide pour cette tâche. Nous avons suivi le fond d’une vallée, dans une combe de moins en moins crevassée et montant en pente douce, jusqu’à rejoindre le col du Karlytau, à 5060 mètres d’altitude environ. Ce col est situé entre le pic Kazakhstan et le Karlytau, et domine la vallée de Bayankol et des montagnes moins élevées vers le nord. Mais c’est arrivés à ce col qu’il a commencé à faire très froid. Le vent s’est mis à souffler, continûment, et il ne s’est plus arrêté jusqu’à notre retour au camp. Je ne sais pas quelle température il faisait, mais probablement que je n’étais pas assez couvert. D’autant que je n’avais pas jugé utile de faire l’acquisition de coques plastiques, et mes chaussures en cuir et gore-tex étaient un peu limites pour ces conditions. Il n’y a certes pas eu de conséquences graves, mais l’inconfort relatif dans lequel j’ai vécu cette mini-expédition a limité le plaisir que j’aurais pu en retirer. Du reste, dès l’arrivée au col, nous avons hésité sur l’opportunité ou non de continuer la course. D’autant qu’une avalanche est tombée sur le versant du pic Kazakhstan, aucun risque de nous atteindre mais ça faisait quand même réfléchir. Je n’avais pour ma part vraiment pas envie de monter, mais la majorité l’a finalement emporté pour qu’on continue. Cette pente n’était pas excessivement raide en soi, mais les conditions de vent ne la rendaient pas très engageante. La neige y était complètement dure, il fallait impérativement faire confiance aux pointes de ses crampons, ce à quoi je n’étais plus très habitué. Je n’avançais qu’à contrecœur. Nous avons environ monté d’une centaine de mètres, jusqu’à arriver à une sorte d’épaule sur la crête. Le sommet semblait proche mais au moins deux heures eussent encore été nécessaires pour le rejoindre. C’est là que j’ai réussi à convaincre mes compagnons de redescendre. Je faisais partie de la cordée du guide mais c’était aussi celle qui montait le plus lentement. L’autre cordée du groupe était un peu au-dessus et a continué l’ascension jusqu’à la crête sommitale. Elle était guidée par l’un des membres de l’équipe locale, un Sibérien, normalement employé comme porteur sur le Khan Tengri et habitué à des températures hivernales de -60°C dans les monts Altaï d’où il était originaire. Lui affirmait avoir chaud sur l’arête du Karlytau ! C’est lui (qui accessoirement s’était décordé sur cette pente) qui a accompagné la seconde cordée jusqu’à leur point de demi-tour, encore une centaine de mètres au-dessus. Ils n’ont pas non plus atteint le sommet et en étaient encore assez loin, mais ont tout de même eu la chance d’apercevoir la paroi du pic de Marbre sous un angle inhabituel. Quant à nous, nous sommes redescendus dans la combe, sous le col du Karlytau, où nous avons attendu que l’autre cordée ait amorcé la descente, notre guide les surveillant de loin. Nous n’étions pas franchement réchauffés pendant cette attente ! Heureusement la vue sur le Khan Tengri valait largement compensation. Encore quelques photos prises au cours de la redescente dans cet univers qui n’a pas volé son surnom d’arctique kirghize. Une fois le camp regagné, nous avons eu droit à une heure de sieste avant de repartir. Ensuite il a fallu démonter le camp, puis recharger le gros sac ! Heureusement nous n’avons pas eu à redescendre de matériel lourd (tentes, réchauds etc.), les locaux s’en étant chargés. Le passage du mur de glace ne s’est pas révélé plus difficile en descente qu’en montée. Ce qui a par contre été interminable, c’est le retour, une fois regagné le glacier Iniltchek. Nous étions étonnés d’avoir fait tout ce chemin à l’aller ! Il avait assez abondamment neigé pendant la nuit, ce qui avait presque complètement effacé notre trace de l’aller. Le guide a donc dû la refaire sur presque tout le trajet. Nous sommes également restés encordés bien plus longtemps, les crevasses ayant tendance à s’ouvrir en fin d’après-midi. Mais le véritable danger de ce parcours, nous ne l’avons pas perçu le jour même mais le lendemain, lorsque vers la même heure, nous avons aperçu du camp de base une gigantesque avalanche dévalant des pentes du pic Catman (à l’est du Khan Tengri) et traversant de part en part le glacier Iniltchek. Nous ne risquions plus rien là où nous trouvions, mais la trace de notre passage a été entièrement recouverte. Le jour suivant constituait l’une de ces « journées de sécurité » nécessaires à l’organisation d’un tel voyage. Nous l’avons entièrement passée au camp de base, sans en bouger. Et ce, malgré le temps radieux qu’il a fait toute la journée. En fait, il était normalement prévu d’effectuer le retour en hélicoptère ce jour là, mais l’agence ne l’a pas voulu ainsi (pour des raisons que nous ne connaîtrons jamais…), à la grande colère d’ailleurs du gérant du camp. Certaines personnes du groupe, dépitées par cette journée d’inaction, auraient bien été tentées par une balade dans le coin (parlant même de monter au camp I du Khan Tengri). Mais le guide a catégoriquement refusé (je ne lui en veux pas car je n’étais pas personnellement très motivé…). La journée s’est donc passée en sieste (avec également une douche dans le sauna du camp), tandis que l’équipe locale démontait tout ce qui pouvait l’être (nous nous demandions même si nous n’allions pas finir par coucher dehors !). Puis en fin d’après-midi, le guide a organisé une activité qui m’a passablement énervé et à laquelle j’ai catégoriquement refusé de participer : le nettoyage du camp. Il faut dire que l’endroit, où se sont succédé au fil des années bon nombre d’expéditions vers le Khan Tengri et sans doute aussi vers d’autres sommets des environs, n’était objectivement pas des plus propres. Rien de très grave, pas d’excréments humains ni de déchets alimentaires visibles, mais des restes d’emballages, des cannettes de pierre et des fragments métalliques, laissés ça et là au bord des allées permettant d’accéder aux tentes. Soulignons — mes voyages m’ont permis de m’en rendre compte à maintes reprises — que ces déchets sont rarement directement le fait d’alpinistes ou de touristes occidentaux, mais plutôt des équipes locales qui les accompagnent. Il est clair qu’on ne verrait pas ça en Suisse ni même sans doute en France, mais bon l’habitude de voyager dans des pays moins riches rend normalement moins pointilleux et plus tolérants vis à vis du comportement de personnes de culture différente. Et puis franchement, face à un paysage pareil, ne pourrait-on pas oublier cinq minutes ce genre de petits détails matériels, il faut vraiment être fêlé pour aller regarder à ses pieds, non ? Mais voilà, pour mes compagnons de voyage, en tout cas une bonne part d’entre eux, une telle vision était à proprement parler insupportable. Que voulez-vous, pour s’inscrire à un voyage à 4000 € il faut en avoir les moyens, et maintenant quand on a des moyens on vote à gauche et on pense écolo, c’est comme ça. L’agence Allibert (de manière bien plus marquée que sa concurrente Terdav) l’a bien compris et oriente de plus en plus sa mercatique vers une clientèle bobo. Ça va donc de la suggestion de « compenser son CO2 » en achetant sa bonne conscience auprès d’organismes partenaires agréés (mais je bon je ne vais pas non plus rentrer dans le débat sur le réchauffement climatique). Et puis, les bonnes actions réalisées au cours du voyage que l’on pourra mettre en exergue dans le catalogue de l’année suivante. Donc parfois on sacrifie une journée de son voyage action humanitaire dans un village (pour l’instant j’ai échappé à ça). Ici sur le glacier Iniltchek il n’y a pas de village, donc quoi de mieux que de nettoyer le camp ? Mais le moins qu’on puisse dire c’est que nos partenaires locaux, non seulement n’étaient pas enthousiastes, mais nous ont bien fait comprendre que nous les emm… prodigieusement. Un argument qui n’a généralement aucune prise sur les bien-pensants, qui pensent qu’il est de leur devoir d’« éduquer » les populations des pays moins avancés pour qu’elles « prennent conscience » des effets de leur comportement sur l’avenir de la planète. Ben voyons ! Aller déranger des autochtones qui ne nous ont rien demandé en claironnant que c’est pour leur bien, n’est-ce pas ça la définition du colonialisme ? Donc, pendant deux heures, les deux tiers du groupe (je souligne que je n’étais pas le seul réfractaire) ont commencé à ramasser les déchets dans tout le camp et à les amasser dans un coin. Ensuite est venue l’étape du « tri sélectif » : séparer ce qui pouvait brûler de ce qui ne l’était pas. Enfin, le feu de joie pour se débarrasser définitivement de ces encombrants déchets. Oui, mais quand même, si l’on n’y rajoute pas du bois ça ne va pas brûler. Où trouver du bois à 4000 mètres d’altitude ? La réponse était toute trouvée : dans les édicules désaffectés ! Chaque année sur ce camp de base est construite une petite cabane, à l’écart des tentes, qui est utilisée par les visiteurs pendant tout l’été. L’année suivante on en construit une autre à un autre endroit, mais celles des années passées restent en place et tombent petit à petit en ruines. Ce qui permet d’ailleurs d’avoir une idée de l’avancement du glacier et du déplacement du camp d’une année sur l’autre. Le problème, c’est que pour brûler une cabane il fallait solliciter l’accord du gérant du camp. Lequel a émis énormément de réserves, mais que voulez-vous, le client est roi, il a donc bien dû finir par s’incliner. Une quantité de bois finalement assez importante a pu être amassée. Après un repas du soir assez frisquet car dorénavant pris dans la tente mess, la soirée s’est terminée comme dans le désert par une veillée autour du « feu de bois ». J’avais l’impression d’être le seul à me souvenir que c’était en réalité un tas d’ordures qui brûlait dont les fumées n’étaient peut-être pas des plus saines. J’ai donc préféré m’éclipser rapidement. Mais je garde le meilleur pour la fin : ceux des déchets jugés non brûlables (les piles par exemple) avait été rassemblés par le guide dans trois ou quatre sacs plastiques qu’il ambitionnait de redescendre dans la vallée par l’hélicoptère. Mais dès que l’appareil est arrivé, les locaux se sont empressés d’écarter ces sacs là. Tout le matériel et les personnes ont été embarqués, puis l’hélicoptère a décollé en laissant les poubelles au beau milieu du glacier : trop de poids ! Et face au pilote de l’hélico il n’y a pas à discuter ! J’en ai bien ri intérieurement… Le second vol du voyage est sensiblement plus long que le premier : une heure environ pour une distance d’une centaine de kilomètres (bien que la vitesse de l’appareil soit de l’ordre de 200 km/h, mesure GPS à l’appui). En fait nous retournons directement au camp initial de Karkara, survolant d’abord les glaciers puis la moyenne montagne et évitant ainsi de refaire le trajet en camion. Les paysage survolés sont fabuleux : j’ai d’ailleurs profité de ce vol pour photographier les montagnes en relief, le lecteur pourra aller visualiser les images sur la page correspondante. Bizarrement, immédiatement après le décollage, nous commençons par remonter la vallée jusqu’aux abords du Karlytau : une manœuvre destinée à prendre les courants ascendants, il faut dire que l’appareil a été rempli comme un œuf. Ensuite nous longeons le glacier Iniltchek nord pratiquement jusqu’à son confluent avec son frère sud. Là se trouve l’une des curiosités naturelles majeures de la Kirghizie, que l’on peut apercevoir sur l’une de mes photos, le lac glaciaire Merzbacher, sur lesquel se forment des icebergs au début du mois d’août (en partie à l’origine du surnom d’arctique kirghize donné à cette région). Puis nous franchissons une crête neigeuse très vertigineuse au niveau du pic Snejnaïa Lestnieza. L’appareil a atteint environ 4800 m d’altitude, son maximum. Nous quittons ensuite peu à peu le royaume des neiges, survolant encore des vallées minérales désolées comme celle du glacier Mushketov. Il reste encore vingt minutes de survol de montagnes moins élevées et de vallées verdoyantes, où nous pouvons reconnaître certains endroits traversés au tout début de ce voyage. Nous découvrons une bizarre sensation en descendant : la douceur ! Comme c’est agréable ! En un clin d’œil nous nous débarrassons des polaires et autres gore-tex que nous portions sans discontinuer depuis des jours. Sans compter que l’oxygène désormais bien plus abondant nous procure une étrange sensation de bien être. Et puis, il y a toute cette verdure ! Nous n’étions plus habitués ! Nous nous demandons un instant ce que nous avons bien pu aller faire là haut… Il restait encore une journée de sécurité à passer à Karkara : les conditions climatiques de la région étant comme on le sait assez aléatoires, il n’est jamais assuré que le vol puisse s’effectuer au jour J. J’aurais bien aimé profiter de ce dernier jour pour visiter un peu la Kirghizie en minibus, notamment le lac Issyk Kul (y compris en payant un supplément), mais ça n’a pas été possible. Nous ne sommes toutefois pas restés au camp, le guide nous a organisé une petite balade dans les prés et les forêts alentour. Un petit peu de montagne à vaches, pourquoi pas, après tout ça change des journées précédentes ! La météo nous a, comme on peut le voir, fort gâtés pour cette dernière journée. Non seulement le ciel était dégagé mais la visibilité était parfaite. Si bien que du haut de la montagnette que nous avons gravie ce jour là (un sommet herbeux arrondi d’environ 2900 m), la vue sur les Monts Célestes était excellente, quoique fort lointaine. Mais avec un bon téléobjectif on abolit les distances ! Nous nous sommes demandés quel pouvait bien être ce col si caractéristique séparant le pic de Marbre du Khan Tengri, et dont la présence nous avait échappé quand nous étions sur place. Réponse (après quelques heures passées sur Google Earth) : il semblerait qu’il s’agisse d’un col faisant communiquer le glacier Iniltchek avec le versant chinois du massif, à côté du pic Vost Shatyor (6637 m), le point trifrontière. Toutefois, c’est plus probablement l’alignement fortuit des montagnes qui donne l’impression d’une brèche dans ces dernières. Je terminerai ce voyage avec cette visite dans une famille kirghize pour y déguster un plat traditionnel de viande. L’image parle d’elle même : à côté des décorations faisant couleur locale, un récepteur TV satellite du dernier cri ! C’est clair qu’à Karkara il passe pas mal de touristes, et que les villageois habitant à côté bénéficient de quelques retombées… |